Sciences & politique (3) : L’ombre de l’ingénieur

Troisième partie de ce long article. Nous avons déjà vu comment la science, en tant qu’entreprise de production rationelle de savoirs dépolitisés, était intrinsèquement politique et imparfaitement neutre. Nous avons abordé les sciences sociales, leur pleine compréhension et prise en compte de leur dimension politique et leur stigmatisation, au sein du champ scientifique, qui en résulte.

Dans cette troisième partie, nous abordons le sombre jumeau de l’entreprise scientifique, en introduisant le concept d’ingénierie. 

Le nerf de la guerre

Jusqu’à maintenant, nous avons parlé de la science en tant qu’entreprise morale, à travers l’idéal poursuivi ou affiché par la communauté scientifique. Or, la science est une entreprise de production de savoirs, et toute production demande du travail.

Se pose alors la question des conditions matérielles dans lequel ce travail est effectué, c’est-à-dire la manière dont les scientifiques sont formés, dont leur travail est rémunéré, dont leurs recherches sont financées, dont elles s’affrontent dans des débats internes au champ scientifique, et enfin dont elles émergent de ce champ pour être transmises au reste de la société et appliquées dans des productions concrètes ou des décisions politiques.

Peut-être même, avant toutes ces questions, se pose celle de la motivation des acteurs du champ scientifique. Pourquoi diable quelqu’un consacrerait trois à sept ans de sa vie à écrire une thèse en mathématiques, en psychologie ou en anthropologie ? Pourquoi donc consacrer sa vie à l’étude des bousiers, des roches métamorphiques ou des armées turques du onzième siècle ?

La science comme un jeu

Les réponses à cette question peuvent être, pour simplifier, de deux types.

Le premier type de réponses fait appel à l’utilité des recherches menées. Cette utilité peut-être interne au champ scientifique (obtenir de la reconnaissance parmi ses pairs, un diplôme, un poste) ou externe (satisfaire son financeur, améliorer le sort de l’humanité, défendre un groupe social ou une pratique).

Mais considérer le savoir scientifique par le seul prisme de son utilité, ce serait-là faire de la science une entreprise rationnelle de production de savoirs utiles. Or, plus une production de savoir est motivée par son utilité à un individu, un groupe social ou une société donnée, moins elle ne peut, par définition, être dépolitisée, déculturalisée, désindividualisée.

Bien sûr, le savoir scientifique peut se montrer utile, notamment pour sa faculté prédictive inégalée, mais la valeur utilitaire d’une affirmation et sa valeur au regard de la science sont deux choses bien différentes. Ce n’est pas forcément par intérêt pour les applications pratiques de leurs découvertes que les chercheurs étudient la formation des étoiles naines, les propriétés des nombres premiers ou les origines de la langue basque.

Au contraire, pour l’américain Robert King Merton, considéré par beaucoup comme le fondateur de la sociologie des sciences,  le désintéressement est l’une des valeurs majeures du champ scientifique (avec l’universalisme, le communalisme, et le scepticisme organisé). Un vrai, un pur scientifique fait de la science pour la beauté de la chose.

C’est pourquoi, à la question « pourquoi faire de la science ? », un deuxième type de réponses fait appel à la notion de plaisir ou de passion. En tirant un petit peu sur la corde, la pratique purement scientifique se rapproche d’une forme de jeu, dans le sens où il s’agit d’une activité intellectuelle libre et désintéressée. Un jeu qui a ses règles, dans lequel on ne peut pas faire n’importe quoi, un jeu qui se pratique sérieusement (ce qui pourrait être une définition de la passion), mais un jeu tout de même. On pourrait même aller jusqu’à considérer que c’est dans cette pratique désintéressée, quasi-ludique, guidée par « la recherche de la vérité » pour le seul but de connaître « la vérité » que se trouve la science dans ce qu’elle a de plus pure, de plus elle-même, c’est-à-dire de plus autonome par rapport au reste du monde social.

Je vais peut-être un peu loin, par provocation ou par poésie, mais cela n’a pas vraiment d’importance sur l’idée principale de cet article, à savoir l’existence d’une tension entre désintéressement et utilité, qui traverse l’entièreté de la pratique scientifique, du niveau le plus large au niveau le plus individuel.

Le scientifique et l’ingénieur

S’il n’y a pas incompatibilité profonde entre un savoir utile et un savoir dépolitisé, il me paraît donc important de bien distinguer ces deux démarches, qui ne peuvent être conjointes que jusqu’à un certain point, et c’est pourquoi je nommerai ingénierie une entreprise rationnelle de production de connaissances utiles.

Si ces deux démarches rationalistes sont intrinsèquement liées, leur rapport au pouvoir est très différent : alors que la science, comme nous l’avons vu dans la première partie, s’oppose par nature aux pouvoirs et aux institutions (dans le sens où elle limite leur prétention à dire le vrai), le pouvoir institutionnel s’appuie toujours sur une ingénierie, c’est-à-dire sur un certain nombre de connaissances lui permettant de déployer un pouvoir effectif (technique ou technologique).

En d’autres termes : l’ingénieur intéresse le pouvoir, le scientifique le dérange. Et la force, la très grande force de la science dans la compétition sociale pour la légitimité à la dire le vrai, c’est qu’il est difficile d’avoir l’un sans l’autre. C’est (souvent) par l’application de méthodes scientifiques que l’on obtient le savoir le plus utile et les technologies les plus efficaces. Si le mensonge, le dogmatisme ou la mystique peuvent être utiles dans l’exercice du pouvoir, le savoir scientifique et sa capacité prédictive s’imposent comme les sources les plus efficaces d’ingénierie à moyen et long terme.

Selon d’où l’on se place, il y a plusieurs manières de voir cette tension à l’œuvre. Du point de vue du pouvoir, l’on pourrait dire que la science est le prix de l’ingénierie, que la remise en question du géocentrisme est le prix à payer pour obtenir les modèles astronomiques qui permettent d’améliorer les méthodes de navigation, que le darwinisme est le prix à payer pour l’agro-ingénierie ou l’épidémiologie, etc. Du point de vue du chercheur, l’on peut dire au contraire que l’ingénierie est le prix de la science, et que rares sont les chercheurs qui ont vu financés leurs travaux sans avoir eu à convaincre préalablement quelque institution de leur utilité (Isabelle Stengers, dans Sciences et pouvoir, prends notamment l’exemple de la carrière de Louis Pasteur).

Gemellité

Gardons-nous cependant d’en tirer un jugement un peu hâtif : je n’essaye pas de convaincre qui que ce que soit que l’ingénierie serait mauvaise là où la science serait bonne.

Sans ingénierie, c’est-à-dire sans impact sur le reste de la société, sans application hors de son propre champ, l’entreprise scientifique resterait cantonnée à un rôle purement ludique, à une quête de la « vérité » qui n’aurait pas d’autre but que de satisfaire ceux qui en acceptent les prémisses. Ce n’est pas non plus quelque chose de mauvais en soi (et ma pratique personnelle, en tant que chercheur en mathématiques, est très marquée par ce souci du désintéressement), mais je ne prêche pas pour autant l’idée qu’il faudrait que la science s’y cantonne, ce qui serait un abandon du rôle transformateur de la science vis-à-vis de la société et du rôle politique de l’entreprise scientifique (dont je parle dans la première partie de cet article).

Ce contre quoi j’écris, c’est, à l’inverse, contre une ingénierie sans science, c’est-à-dire contre une pratique scientifique qui se détournerait de sa mission de produire un savoir le plus neutre et le plus objectif possible pour se contenter de produire du savoir juste assez neutre pour être utile au pouvoir, mais juste assez influencé par son idéologie pour le contenter.

C’est, il me semble, l’enjeu du champ scientifique que d’échapper, de résister, de renâcler à cette domestication de la science à laquelle tous les pouvoirs tendent invariablement, et face à laquelle tous les chercheurs, tous les laboratoires, toutes les disciplines doivent se positionner à un moment où à un autre. Il s’agit là, d’ailleurs, d’une mécanique qui ne concerne pas que le champ scientifique, mais également le champ artistique, la justice, la santé, l’éducation, la police, le journalisme, bref, il s’agit, pour parler en termes bourdieusiens, de la lutte permanente de chaque champ social pour obtenir de la société des moyens d’action pour poursuivre ses buts propres tout en conservant son autonomie.

Le sérail à l’eunuque

Entreprise de production de savoirs, la science est également une institution, ou plutôt une collégialité d’institutions : l’institution universitaire, les agences nationales (type N.A.S.A.) ou militaires, les hôpitaux, les laboratoires de recherche privés en sont les principales, avec les institutions pédagogiques ou à but de vulgarisation (musées, cités de la science ou de l’espace, professeurs de collèges, youtubeurs jouent un rôle dans la diffusion de la science, sa perception par le public, mais également dans l’attractivité de la science et préparent les chercheurs des générations futures).

Or, une institution scientifique n’existe, en tant qu’institution, que parce qu’elle est reconnue comme telle par l’ensemble de la société, et in fine que parce qu’elle est sanctionnée par les pouvoirs politiques, médiatiques, industriels, etc. C’est dans la manière dont l’institution scientifique est organisée et dirigée, bref, dans la manière dont la production de savoirs scientifique est concrètement effectuée que l’on peut observer l’état du rapport de force entre science et ingénierie, entre une entreprise scientifique autonome qui se veut dépolitisée et une entreprise ingénierie domestiquée par l’idéologie dominante.

Tenez, par exemple, la marginalisation des sciences sociales au sein du champ scientifique. Nous l’avons vu, un des socles de cette marginalisation, c’est l’absence, dans les cursus « scientifiques », de la sociologie, de l’anthropologie ou de l’économie. Il ne s’agit pas ici d’un hasard mais de conséquences de choix et de décisions qui ne sont, générations après générations, jamais remises en question. Or, d’un strict point de vue de la qualité axiologique de la science (sa capacité à rester dépolitisée et neutre idéologiquement), un tel enseignement semble plus qu’important pour un jeune chercheur. Il existe un domaine de recherche, la sociologie des sciences, entièrement dédié à l’étude réflexive de la science, ses biais idéologiques, son fonctionnement politique, l’impact des décisions pédagogiques et institutionnelles sur la production scientifique… Et l’institution scientifique semble considérer comme parfaitement accessoire pour un chercheur la maîtrise des concepts de base qui permettent l’accès à ce savoir.

La formation massive de chercheurs aussi incultes dans l’étude scientifique de leur propre métier, et donc incapables de recourir à autre chose que leur intuition dans la prise de recul sur leur pratique et leur discipline, n’a aucun sens d’un point de vue purement scientifique. Cette décision a été prise selon des impératifs autres : l’institution attend des informaticiens qu’ils développent et évaluent des algorithmes, des chimistes qu’ils étudient les propriétés de telles ou telles molécules, des mathématiciens qu’ils prouvent des théorèmes, des biologistes qu’ils observent l’effet de telle ou telle hormone sur la production de gamètes chez la souris…

Nul besoin de connaître la sociologie pour être ingénieur de recherche, c’est-à-dire pour produire le savoir attendu par l’institution scientifique, institution qui a à rendre des comptes à ses financeurs, donc in fine pour produire le savoir reconnu comme « de valeur » par les institutions d’une société.

Publish or perish

Si je parle de domestication de la science, il ne faut pas y voir forcément une entreprise complètement consciente (ni complètement inconsciente), mais plutôt un processus d’influence réciproque entre l’institution scientifique et les pouvoirs dont elle dépend, de perméabilité idéologique et technique.

Les laboratoires de recherche privé (de Monsanto à Sanofi) n’ont pas pour principal projet de domestiquer la science, leur projet est de faire de l’argent. Ils n’en influent pas moins sur l’institution scientifique, parfois de manière indirecte (par leurs besoins en terme de recrutement et les opportunités d’emplois associées) parfois de manière parfaitement calculée, planifiée et directe (avec un lobbying farouche sur les législations relatives aux brevets, à la bioéthique, ou aux financements étatiques – coucou, Crédit Impôt Recherche).

De la même manière, nous assistons ces dernières années à une véritable transformation des institutions universitaires à l’échelle mondiale. En France, c’est sous le charmant terme « autonomie des universités » qu’arrivent dans nos facultés le principe du financement par projet, qui, pour résumer brièvement, transforme les laboratoires publics en prestataires de recherche pour l’État, les collectivités ou les entreprises. Cette volonté d’une « gouvernance optimisée », c’est-à-dire d’un contrôle plus aisé des acteurs de la recherche par les pouvoirs politiques et industriels, a bien rencontré quelques résistances parmi les chercheurs, quelques manifestations et la création de collectifs comme Sauvons la Recherche.

Mais le financement par projet n’est qu’un des aspects de l’emprise idéologique du néolibéralisme sur le monde de la recherche : injonction à la mobilité, compétition acharnée, évaluation basée sur la quantité et la popularité d’articles publiés… Une organisation technocratique de la recherche qui transforment les professeurs d’université, comme le dit David Graeber dans son livre Bureaucratie, en « âmes scientifiques prisonnières d’un corps bureaucratique ».

Il y a beaucoup de choses à dire sur ce sujet, pour détricoter tout ce qui constitue, dans l’institution universitaire, une influence néfaste de l’idéologie néolibérale : de la dénonciation des « bulles spéculatives » et de la « logique d’audimat » dans l’évaluation de la recherche par Roland Gori, au travail du sociologue Jean Frances sur la transformation du jeune chercheur en communiquant (à travers les concours du type « ma thèse en 180 secondes »), en passant par les bandes-dessinées acides du roboticien Jorge Cham sur la difficulté de la condition de chercheur, il y aurait beaucoup de choses dont j’aimerai parler maintenant.

Mais je resterai bref, car, sous différents aspects, ces différentes critiques mettent en avant un seul et même processus : la transformation du chercheur en entrepreneur de recherche, sujet autonome dans une compétition, non pas pour les honneurs, mais pour sa survie académique même, et par cela même incité à orienter ses travaux sur des sujets porteurs, à la mode, et qui doit, in fine, apprendre à « se vendre« , c’est-à-dire à promettre aux financeurs (investisseurs privés ou collectivités publiques) qu’il est la bonne personne pour travailler sur les sujets qui les intéressent.

Ultime domestication de la science, qui va jusqu’à la domestication du scientifique, car se vendre, c’est avant tout chercher à plaire à celui qui achète.

Je ne m’attarderai pas sur la violence de cet environnement de travail pour les chercheurs eux-mêmes, car mon sujet ici est autre : cette évolution de l’environnement de recherche, du fonctionnement de l’institution universitaire, a bien évidemment un impact, une évolution sur la manière dont la recherche est effectuée, et donc sur le savoir produit.

Conclusion logique : plus l’institution scientifique se retrouve guidée par des impératifs imposée par les pouvoirs politiques et industriels, moins sa production mérite d’être nommée « science » et plus elle se rapproche d’une « ingénierie de recherche scientifique » : c’est-à-dire, je le rappelle, une entreprise rationnelle de production de savoirs théoriques juste assez neutre pour être utile au pouvoir, mais juste assez influencé par son idéologie pour le contenter.


Finalement, je vais écrire une quatrième partie à cet article, qui, cette fois-ci, devrait vraiment être la conclusion. J’y aborderai les différentes résistances à ce processus de domestication de la science, et comment la communauté zététicienne, en tant que communauté scientifique, s’est retrouvée liée à toute cette histoire. 

Car, pour revenir aux questions originales qui ont motivé cet article, c’est-à-dire la controverse autour de l’article du CORTECS, il va bientôt être temps de se demander ce qui constituerait, ou ce qui constitue déjà, une domestication de la zététique.

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