Pourquoi ils ne sont jamais terroristes

Il aura fallu 2017 et l’attentat de Charlottesville, 19 blessés et la mort de Heather D. Heyer pour découvrir dans les journaux l’expression « terrorisme d’extrême-droite » et, dans le même mouvement, apprendre que ce terrorisme-là est responsable aux Etats-Unis de plus d’attentats que le terrorisme islamiste (voir l’Express, Le Monde…). J’ai commencé à écrire cet article après cet attentat.

Depuis, il y a eu Luca Traini en Italie, Nicolas Cruz en Floride, Alek Minassian à Toronto… L’extrême-droite tue (les extrêmes-droites tuent ?), et à chaque fois, la même fatigue devant la terminologie employée par la presse libérale, qui évite toujours, soigneusement, de parler de terrorisme. C’est pourtant de ce terrorisme dont nous voulons parler, dans ce nouveau texte des Milléniologies, ou plutôt de pourquoi il est si rare qu’il soit nommé comme tel par les responsables médiatiques ou politiques.

En février dernier, Le Parisien titrait « Italie : un sympathisant d’extrême-droite tire sur des étrangers et fait six blessés ». En lisant l’article, on découvre que Luca Traini – le tireur en question, n’était en fait pas un simple sympathisant : il avait été candidat à des élections locales pour la Ligue du Nord, le parti d’extrême-droite italien. D’après le premier ministre italien, l’attaque était motivée par « une évidente haine raciale » et une culture « d’extrémisme de droite, avec des références claires au fascisme et au nazisme ». La conclusion de l’article évoque pourtant une autre hypothèse, celle du drame amoureux,  en faisant le lien avec le meurtre d’une jeune femme, quelques jours plus tôt : il pourrait s’agir d’une « une vengeance contre la communauté nigériane » car Luca Traini aurait peut-être été amoureux d’une jeune femme qui aurait peut-être été tuée par un Nigérian.

Peu ou prou, toutes les rédactions ont publié le même article, avec les mêmes éléments de langage, voire même en distanciant encore plus l’auteur de l’acte de ses idées politiques : « un sympathisant d’extrême-droite »  devient parfois « un homme » ou « un jeune homme ». Les clones se succèdent : Europe 1, Russia Today, LCI, 20 minutes, Le Temps, France Soir, ChallengesEuronews, etc. Vous vous en doutiez peut-être, mais aucun de ces articles ne comporte ni le mot « attentat », ni le mot « terroriste ».

La couleur de l’innocence

Cette habitude d’euphémiser les violences commises par l’extrême-droite, à la fois dans leur gravité et dans leur origine politique, est maintenant bien connue. Il y a longtemps que beaucoup ont compris que le traitement médiatique était différent pour certains tueurs que pour d’autres, et que cette distinction avait à voir avec la couleur de peau (car quand je parle d’extrême-droite, dans cet article, je parle de l’extrême-droite blanche – puisque l’idéologie de Daesh, par exemple, pourrait tout à fait être classée comme d’extrême-droite). Déjà, en 2011, The Independant prévenait : « Anders Breivik, un tueur de masse qui a fait un salut nazi à son procès, n’est pas appelé terroriste. Pourquoi ? Parce qu’il est blanc ».

Mais c’est l’écrivaine noire américaine Brit Bennett qui en parle le mieux, dans un texte écrit quelques temps après la tuerie de Charleston. En 2015, Dylann Roof ouvre le feu à la sortie d’une église noire à Charleston, en Caroline du Sud. Il tue neuf personnes dans le but de « déclarer une guerre raciale ». La presse américaine évite soigneusement le mot « terroriste » (il y a des statistiques sur le sujet chez Acrimed pour ceux qui les aiment).

Brit Bennett écrit : « Bien que le tueur ait exprimé sa haine raciste avant d’assassiner les membres de ce groupe de prière, ses motivations demeurent insondables, nous dit-on. […] Un terroriste blanc possède des motivations uniques et complexes que nous ne comprendrons jamais. Ça peut être un individu solitaire dérangé ou un monstre. […] Dans un cas comme dans l’autre, il n’est jamais le symptôme de quelque chose de plus vaste qui a trait à la couleur de sa peau, et ce n’est jamais un raciste ordinaire. Il ne représente que lui-même. Un terroriste blanc est toujours présenté comme une anomalie ». Et l’auteure de faire le lien avec le traitement plus général des violences raciales : « Dans un récent article du New York Times consacré à l’histoire du lynchage, les victimes sont fréquemment décrites comme Noires. En revanche, pas une seule fois les auteurs de ce lynchage ne sont décrits comme ce qu’ils sont, à savoir Blancs. Au lieu de cela, on parle simplement de « groupe d’hommes » ou de « horde ». Dans un article qui traite de la violence raciale, ce gommage est absurde. La race des victimes a un sens, mais, bizarrement, la race des meurtriers reste anecdotique. Si nous sommes prêts à admettre que la couleur de la peau est une des raisons pour lesquelles des Noirs étaient lynchés, pourquoi rechignons-nous à admettre que la couleur de peau est une des raisons pour lesquelles des Blancs les lynchaient ? ».

Les rédactions de la presse libérale font preuve, sur cette question, d’une surdité à toute épreuve, même dans les articles consacrés à cette différence de traitement. Libération, par exemple, titre d’abord « Charleston : Dylann Roof inculpé, la justice évoque un « acte de terrorisme intérieur » », sans reprendre le mot « terrorisme » hors parenthèses. Devant la réticence des rédactions à utiliser ce mot, le même quotidien ose timidement une semaine plus tard : « Pourquoi la tuerie de Charleston peut être qualifiée de «terrorisme » ». Mais sans la qualifier de terrorisme. Slate est tout aussi tiède : « Pourquoi Dylann Roof n’a pas été qualifié de terroriste par tout le monde ». Et, notamment, pas par Slate. Seul ces islamogauchistes de Médiapart se permettent de prendre position et d’affirmer que « Oui, le tueur de Charleston est bien un terroriste ». Voici ce que dit LCI de la tuerie de Charleston dix-huit mois plus tard : « A l’époque des faits, Dylann Roof avait été qualifié par les forces de l’ordre et les médias de « forcené » et non de « terroriste ». De nombreuses voix s’étaient élevées contre une appellation édulcorée attribuée à la couleur de peau (blanche) du suspect ». L’ironie, c’est que ce texte provient d’un article qui s’intitulera quand même : « Dylann Roof, le tueur raciste de Charleston, risque la peine de mort ».

Cette réticence à appeler un chat un chat est devenue proverbiale au point d’inspirer nombre de blagues et de mèmes moqueurs, tant l’on peut rire (jaune) devant des journalistes qui mobilisent une rhétorique et des représentations usées jusqu’à la corde. Et la tendance se vérifie à chaque nouvel auteur d’actes violents. Toujours en février dernier, un certain Nikolas Cruz a tué dix-sept personnes en Floride. Il est rentré dans le lycée dont il venait d’être exclu avec une arme automatique et a fait feu. Cruz était membre d’une milice néofasciste, et participait à ses entraînements paramilitaires. « Le tueur de Floride, un ado difficile amateur d’armes à feu  », titre Le Point, et, à peu de choses près, BFMTV et Ouest-France. Même dans les titres moins caricaturaux, pas de trace de terrorisme dans Le ParisienParis Match, Sud Ouest, Le Figaro, France24

S’il fallait donner une palme pour le meilleur titre, elle irait à 20 minutes pour son article sur Logan Alexandre Nisin, un type qui prévoyait d’attaquer en France des mosquées et des hommes politiques libéraux et socialistes pour « provoquer une re-migration basée sur la terreur ». D’après le quotidien gratuit, Nisin s’est « autoradicalisé devant son écran d’ordinateur »… Le champ lexical de la solitude est porté à son paroxysme, alors que l’article traite pourtant de l’importance de la fachosphère dans la formation politique du terroriste (pardon, du jeune homme). N’importe quel islamiste se serait « radicalisé sur des forums djihadistes », mais lui, non : il s’est « autoradicalisé », tout seul, sans que personne n’ait rien à voir avec ça, et « devant son écran d’ordinateur », comme si c’était l’écran qui était à blâmer dans la formation de ses projets d’attentats, et pas les sites qu’il consultait ou les gens avec qui il communiquait (au passage, et c’est un détail mais il m’agace, mais un tel titre mobilise encore le vieux cliché technophobe de l’écran comme vecteur de dangerosité). Pourtant, Nisin n’est pas vraiment le profit du « loup solitaire » : ancien militant de l’Action Française et proche du Front National, il a été arrêté avec une dizaine de ses proches, pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle » (Sud Ouest), et a reconnu avoir fondé un groupuscule baptisé OAS, du nom de l’Organisation Armée Secrète. Comment en vient-on à titrer qu’il s’est « autoradicalisé devant son écran » si ce n’est par un aveuglement dramatique face à ses propres représentations ?

Bref, d’après la presse libérale, les fascistes blancs ne sont pas tant des terroristes que  des jeunes gens à problèmes. La violence commise par les arabes et les noirs, elle, est structurelle : il suffit de penser aux nombreuses injonctions faite à la « communauté musulmane » de se désolidariser des islamistes ; injonctions qui n’ont pas d’équivalents pour les actes violents commis par les fascistes. Les tireurs blancs sont enveloppés d’un champ lexical de l’exceptionnalité et de l’irresponsabilité. Alors que la violence de l’idéologie islamiste suffit à épuiser les motifs d’un attentat commis en son nom, celle de l’idéologie d’extrême-droite est présumée impuissante à provoquer, à elle seule, le passage à l’acte, d’où la recherche de motifs psychologiques ou émotionnels, la mise en récit de la part de drame qui se cache derrière les motivations du tueur.

Tous les Blancs ne sont pas perchés

Néanmoins, l’explication par la discrimination raciale, si elle est pertinente, ne me semble pas suffire à expliquer cette différence de traitement. Pour le comprendre, comparons le traitement médiatique de ce terrorisme blanc d’extrême-droite avec l’emploi, par les mêmes médias et responsables politiques, de ce terme quant il s’agit de qualifier l’extrême-gauche blanche. Si l’extrême-droite échappe au terme de « terrorisme » pour des meurtres de masse, il semble que des actes bien moins graves suffisent pour que ce même mot soit appliqué à l’extrême-gauche.

En 2008, un groupe d’intellectuels anarchistes est inculpé pour « association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste ». Leur crime ? On les soupçonne d’une tentative de sabotage d’une ligne de TGV. C’est le début de l’affaire de Tarnac, fiasco judiciaire entâché d’irrégularités flagrantes, mais aussi désastre médiatique (comme le rappelle ACRIMED). La presse libérale, encouragée par la Ministre de l’Intérieur de l’époque, Michelle Alliot-Marie, en fait une « menace terroriste d’ampleur nationale » (comme le dit Challenges, pourtant peu suspect de gauchisme). France Inter va même jusqu’à truquer des interviews pour les faire cadrer avec ce narratif.

Les syndicalistes y ont droit également. Au-delà des éléments de langage sur la « prise d’otage » des usagers à chaque grève, on retrouve le terme parfois directement employé : pendant le mouvement social contre la Loi Travail, le président du MEDEF, Pierre Gattaz, avait traité la CGT de « terroriste »  (avant de s’excuser devant le tollé). Atlantico se demandait même s’il ne fallait pas dissoudre la CGT pour « terrorisme syndical ». De l’autre coté de l’Atlantique (et pour des faits autrement plus conséquents, mais qui n’ont toujours rien à voir avec des attentats), c’est Julian Assange qui est qualifié de terroriste par le vice-président des USA. Les écologistes ont droit, à l’occasion, au même traitement : Éric Brunet ou Xavier Beulin qualifient volontiers les ZADistes de Notre-Dame-des-Landes et de Sivens de « terroristes verts », et même de « djihadistes verts ». Récemment, ce sont deux militants indépendantistes catalans qui sont inculpés pour « terrorisme » après avoir participé au blocage d’une autoroute.

De manière plus imagée, on peut aussi penser à la tarte à la crème du « terrorisme intellectuel », dont la presse conservatrice adore accuser la gauche. Des livres entiers sont écrits sur cette vilaine pratique, « apanage de la gauche et de l’extrême gauche » selon Pierre-André Taguieff dans Le Figaro. Dans cet article, le philosophe réactionnaire ne définit pas très bien en quoi le terrorisme intellectuel consiste, mais il reproche aux gauchistes leur manière de discréditer leur adversaire par des accusations vagues (oui, c’est très ironique).  Et, bien sûr, les féministes y ont droit aussi.

Bref, il semblerait qu’un schéma se dégage du comportement des presses conservatrices et libérales : d’un côté, refuser de qualifier de « terrorisme » ou même « d’attentats » les fusillades meurtrières de l’extrême-droite, et de l’autre, utiliser ce mot à tort et à travers pour tout acte illégal ou violent en provenance de la gauche, y compris de simples dégradations ou des protestations non-violentes.

Déviance double

Pour comprendre cette différence de traitement, il faut se demander ce que cette presse appelle « terrorisme ». Initialement, il s’agissait des actions criminelles violentes qui visaient à frapper de terreur des populations civiles dans un but de pression politique.  C’est d’ailleurs une définition similaire qu’utilisent l’ONU et stop-djihadisme.org. Une définition assez floue, pour un mot qui prend à l’usage un sens encore moins restreint.

D’abord, le terme s’étend à toute forme de motivation d’ordre politique. Est considéré comme « terroriste » le meurtre politiquement motivé. En 2016, pendant la campagne pour le référendum britannique qui mena au Brexit, la députée Jo Cox, féministe aux positions pro-migrants et étoile montante du parti travailliste, est assassinée à coups de couteau par le néo-nazi Thomas Mair aux cris de « C’est pour la Grande-Bretagne ! Grande-Bretagne indépendante ! La Grande-Bretagne d’abord ! ». Bien évidemment, là encore, la presse libérale hésite à nommer son geste « acte de terrorisme » (comme le dénoncent The Intercept ou NewStatesman). Cependant, au cours du procès, Mair a bel et bien été condamné pour terrorisme, justement parce que le juge a considéré que la motivation politique était établie : c’est bien la distinction que donnent juges et journaux entre le simple meurtre et le meurtre terroriste (voir The Guardian).

Ainsi, de nombreux actes illégaux non-meurtriers sont poursuivis par les lois anti-terroristes. Comme nous l’avons vu, on peut nommer « terroriste » pêle-mêle une agression, un piratage informatique, un acte de vandalisme… De nombreux autres crimes et délits peuvent être associés au terrorisme quand ils sont mis en relation avec une activité qualifiée de « terroriste » : le blanchiment d’argent, le trafic d’armes, la falsification de papiers d’identité, etc.

Le terrorisme n’est donc pas un crime ou un type de crimes, mais une finalité de l’action violente. Ce qui distingue le terrorisme du reste de la criminalité, ce n’est pas le type d’acte commis, c’est son but, sa motivation. Ce glissement amène le projet antiterroriste à faire de l’engagement politique une conséquence aggravante de l’activité illégale – si aggravante qu’elle justifie des moyens de lutte spécifiques et la suspension de l’état de droit et des libertés individuelles.

Pourquoi donc considérons-nous qu’un meurtre commis au nom d’une idéologie serait plus horrible ou plus condamnable qu’un meurtre commis par vengeance ou pour de l’argent ? Du point de vue de la sociologie (plus exactement du modèle de la déviance du sociologue américain Robert K. Merton), c’est en partie car l’acte terroriste (ainsi défini) est doublement déviant : il s’éloigne de la norme de nos sociétés à la fois dans ses méthodes et dans ses valeurs.

L’assassin vénal poursuit des buts que la société encourage (s’enrichir), c’est la méthode qu’il utilise qui est problématique. Il n’en veut pas à « notre mode de vie », il s’en fiche pas mal de si on boit notre verre en terrasse ou pas, il est seulement un membre de la société qui n’en respecte pas les règles, et si la société le condamne, ce n’est pas tant pour ce qu’il fait (de l’argent) que pour comment il le fait (en tuant des gens). Le militant qui tracte pour inciter à voter Poutou est lui-aussi déviant, mais seulement dans les buts qu’il poursuit (le communisme révolutionnaire) et pas dans les méthodes qu’il emploie (la participation au jeu électoral). Le militant violent, tout comme le martyr religieux violent, est doublement déviant : la presse libérale condamne en lui à la fois la fin et les moyens.

Cette double déviance fait du terroriste un danger, mais également un étranger à la société dont il ne partage ni le fonctionnement, ni les valeurs, ce qui explique la facilité avec laquelle nous acceptons de ne pas le considérer comme un humain et de lui refuser les droits associés à ce statut.

Parenthèse

Précisons que nous parlons là de la définition néo-libérale du terrorisme. Le libéralisme traditionnel, lui, défendait la violence politique dans certains cas – quand il s’agit de résistance à l’oppression, il s’agissait même du « plus sacré des devoirs ». Le néo-libéralisme, lui, affirme à la fois l’un et l’autre, car tel est le pouvoir des idéologiques hégémoniques qu’elles peuvent se permettre d’être impunément incohérentes. On retrouve une même distinction entre violence politique légitime et terrorisme à l’extrême-gauche.

J’aimerai au passage vous faire lire ces quelques mots du philosophe Miguel Benasayag. Ancien guerillero guévariste torturé dans les geôles de la dictature argentine, il a donc l’expérience de la résistance armée et de la répression. « Quiconque jure, alors que l’on détruit la planète, qu’il ne sera jamais violent ne fonctionne pas correctement. Il ne faut rien jurer, ni de la violence, ni de la non-violence. Il faut assumer la tâche qui se présente à nous. [Le terrorisme], c’est autre chose. C’est la méthode des puissants : ils utilisent des personnes dont ils n’ont rien à faire pour faire passer un message à d’autres puissants. Tout terroriste, même le plus petit, est du côté du mirador. Quand nous attaquions des casernes, il y avait des morts, oui. Des morts militaires. […] Nous attaquions les flics, les tortionnaires et les militaires : jamais nous n’avons utilisé le terrorisme. Amalgamer la violence et le terrorisme est profondément réactionnaire ; le second est toujours du côté du pouvoir ». Il écrit tout cela dans une très bonne interview de Ballast, je vous encourage à aller la lire en entier.

Ce qui n’est pas politique

Mais revenons dans le monde des idées simples, celui où le terrorisme est l’acte illégal ou violent politiquement motivé, et où les ZADistes sont en conséquence des « djihadistes verts ». Il y a une déduction évidente à faire de cette définition : quiconque l’a accepté mais qui ne nomme pas la violence d’extrême-droite comme terroriste révèle qu’il ne considère pas les revendications de l’extrême-droite comme relevant d’un projet politique.

Comment est-ce possible ? Tout simplement par l’effet d’invisibilisation idéologique que produit l’hégémonie culturelle. Prenons un exemple connu : ceux que nous appelons les « résistants » en France, et qui étaient déjà qualifiés de « terroristes » par l’occupant allemand. Pour un patriote français, libérer son pays de l’envahisseur n’est pas vu comme un acte politique, ce n’est pas pour lui la poursuite d’un acte idéologique, mais comme un acte « naturel » : une aspiration à la liberté, un acte d’amour pour son pays… Le patriotisme se raconte lui-même comme une pulsion que toute personne « normale » possède au fond d’elle, c’est pourquoi un patriote dans l’âme ne voit pas le patriotisme comme une idéologie (ce que, pourtant, elle est), mais comme l’état sain de tout individu. On retrouve la définition de l’hégémonie par Gramsci : est hégémonique toute idée (croyance, représentation, norme…) si peu contestée qu’elle n’est pas perçue comme idée mais comme un élément du réel, qui est si consensuelle qu’on ne la remarque pas, qu’elle a l’apparence de l’évidence, du naturel et de l’incontestable.

Ne pas nommer « terroriste » un attentat contre des Noirs, des musulmans ou des migrants, c’est considérer inconsciemment que l’hostilité envers ces personnes ne sont pas vraiment des positionnements politiques, mais relèvent de la normalité, de l’ordinaire, ou pourquoi pas du bon sens.

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Si le terroriste est doublement déviant, dans ses moyens et dans ses valeurs, l’homme qui poignarde trois réfugiés en Allemagne ne l’est pas : il « voulait protester contre la politique migratoire », nous dit Le Figaro, ce qui, après tout, part d’une bonne intention. Il ne s’agit pas, pour le vénérable journal de la droite bourgeoise, d’une violence idéologiquement motivée, juste d’une mauvaise manière, sans doute très maladroite, d’exprimer un mécontentement bien compréhensible. D’ailleurs, le septuagénaire auteur des coups de couteau « voulait protester », il n’a pas vraiment protesté, c’était simplement son intention : la formule décrit l’auteur de l’acte comme quelqu’un qui s’est montré impuissant à se faire entendre sa violence, voire impuissant à se faire entendre tout court.

Screenshot from 2018-03-09 12-57-27Chez Libération, dans une autre affaire (mais toujours en Allemagne), c’est « un maire poignardé pour sa politique pro-réfugiés ». Ici, c’est la position politique de la victime qui est la cause de l’attentat, et pas la position politique de l’agresseur qui, lui aussi, « entendait manifestement protester ».

Les vrais problèmes

En d’autres termes, ce que révèle la réticence de la presse libérale à nommer « terrorisme » les actes violents de l’extrême-droite, c’est l’alignement idéologique du néo-libéralisme avec le néo-conservatisme. Un processus qui ne date pas d’aujourd’hui : je n’étais pas encore né quand, en 1984, Laurent Fabius déclarait que Jean-Marie Le Pen « pose les bonnes questions, mais y apporte de mauvaises réponses ».

C’est derrière cette idée que se rangent aujourd’hui nombre de libéraux : oui, semblent-ils dire, l’immigration détruit la cohésion nationale, l’islam est un danger par nature, les féministes sont liberticides, les syndicalistes sont des saboteurs, les chômeurs sont des feignants, etc., mais bon, on ne va quand même pas résoudre ces problèmes par la violence. Du moins, par pas n’importe quelle violence : par une violence mesurée, encadrée, feutrée, dont l’application est limitée au strict nécessaire. Un discours « raisonnable » qui permet à l’extrême-droite de vanter de tenir, de son côté, un « discours de vérité », pour reprendre les mots de Maïtena Biraben, présentatrice du Grand Journal de Canal +.

Peut-être peut-on trouver là la raison pour laquelle le cliché du dérangement mental est si souvent utilisé pour expliquer les actes terroristes de l’extrême-droite. La presse libérale aime à parler de « jeune homme à problèmes », de « malade mental » ou de « coup de folie ». Un vocabulaire qui commence à agacer les personnes atteintes de maladies psychiatriques, qui aimeraient qu’on cesse de prétendre que des problèmes mentaux sont une explication satisfaisante à la commission d’un acte terroriste.

Dans la théorie psychanalytique freudienne, la psyché humaine peut se décomposer en trois instances : le Moi, le Ça et le Surmoi (c’est ce que Freud nomme la seconde topique).  Pour faire simple, le Ça est le siège chaotique des pulsions, qui n’accepte ni le refus, ni le principe de réalité, alors que le Surmoi est le juge et le garant des normes, constituée par les stimuli et les contraintes en provenance du monde extérieur. Le Moi est le siège de la personnalité, constituée de négociations permanentes dans l’affrontement entre le Surmoi et le Ça. Indépendamment de la faible validité expérimentale de cette théorie, ces représentations ont à la fois puisé et infusé dans la vision occidentale du psychisme et de la santé mentale, vue comme la capacité à contrôler ses pulsions.

Mon hypothèse est que, lorsque l’on dit que Luca Traini, Dylann Roof ou Nicolas Cruz ont agi sous l’emprise d’un coup de folie, on les accuse d’un contrôle défaillant sur leurs pulsions. D’un même mouvement, on avoue considérer que leurs pulsions en elles-mêmes sont très ordinaires, qu’encore une fois, il n’y a rien de politique à l’hostilité envers les migrants, les Noirs ou les militants de gauche.

La leçon de Charlottesville

C’est avec un style très direct que Donald Trump nous l’explique après l’attentat de Charlottesville. En août 2017, plusieurs mouvances de l’extrême-droite américaine se rassemblent pour une manifestation contre le retrait d’une statue en l’honneur du général confédéré Robert E. Lee. Au cours de la journée, un néo-nazi dirige sa voiture sur une foule de contre-manifestants antifascistes, pour partie composée de militants de Black Lives Matter, faisant plusieurs blessés et tuant Heather Hayer, une militante féministe de 32 ans. Pour la première fois, le concept de « terrorisme d’extrême-droite » apparaît de manière significative dans la couverture médiatique de l’évènement.

Après avoir attendu exceptionnellement longtemps pour s’exprimer, le président Trump, dont la proximité idéologique avec les manifestants est un secret de Polichinelle, choisit dans une première déclaration de condamner « les démonstrations de haine, de sectarisme et de violence venant de plusieurs côtés ». La réaction est violente, même parmi les Républicains, dont plusieurs candidats malheureux à la primaire demandent au président de condamner « un attentat terroriste ». Peut-être faut-il y voir là une des raisons pour laquelle l’attentat de Charlottesville a, fait exceptionnel, attiré l’attention sur le terrorisme d’extrême-droite nommé comme tel. Le meurtrier est un membre de la frange la plus extrême de la base électorale de Donald Trump, quelques mois seulement après son élection comme « candidat anti-establishment ». Peut-être que si ce dernier avait opté pour un récit sur un « jeune homme à problèmes » les choses se seraient passé différemment.

Mais après une deuxième déclaration condamnant plus franchement (et plus nommément) le KKK et les suprémacistes blancs, le président se lâche, le lendemain, dans une conférence de presse où il déclare qu’il y avait à Charlottesville « des torts des deux côtés ». Pour désigner les manifestants d’extrême-droite, il tient à introduire de la nuance : « J’ai condamné les néo-Nazis. J’ai condamné plein de groupes différents. Mais tous ces gens n’étaient pas des néo-Nazis, croyez-moi. Tous ces gens n’étaient pas des suprématistes blancs, du tout. Ces gens étaient là aussi parce qu’ils voulaient protester (they wanted to protest) contre le retrait de la statue de Robert E. Lee ». Quant aux contre-manifestants qui se sont fait rouler dessus, bien qu’il y ait « des gens très bien des deux côtés », il en parle comme de la « très, très violente alt-left » (en référence à l’alt-right) et accuse à tort leur manifestation d’avoir été illégale.

Surtout, il dénonce le projet des militants antifascistes de vouloir démonter la statue de Robert E. Lee, projet contre lequel se tenait la manifestation d’extrême-droite. Jouant sur la peur de la pente glissante, il déclare : « Allons-nous retirer des statues de George Washington ? Et pourquoi pas Thomas Jefferson ? … Est-ce qu’on va retirer sa statue ? Parce qu’il possédait beaucoup d’esclaves. Alors maintenant on va enlever sa statue ». C’est de vouloir s’en prendre, dans leur ensemble, aux symboles de l’Amérique qu’il accuse les militants de gauche, rajoutant à leur intention : « Vous changez l’histoire. Vous changez la culture ».

Si la manière dont Trump décrit les victimes de l’attentat comme co-responsables de celui-ci a été condamnée quasi-unanimement par la classe politique américaine, son point de vue sur les statues confédérées est couramment défendu par les intellectuels libéraux, y compris en France (je pense notamment au très mauvais article de Gérald Bronner dans Le Point à ce sujet, à propos de la proposition du CRAN de rebaptiser le lycée Colbert).

Dans une quatrième allocution, plus courte, le président Trump en rajoute une couche : « Quelqu’un veut qu’on retire la statue de George Washington ? Non. Si ce n’est pas triste, si ce n’est pas triste… J’ai vu qu’ils voulaient retirer la statue de Teddy Roosevelt aussi. Ils essayent de trouver une bonne raison, il ne savent pas encore pourquoi. Ils essayent de nous enlever notre culture, ils essayent de nous enlever notre histoire ».

Ces déclarations nous rappellent les réactions que l’on pouvait entendre, en France, après les attentats terroristes de novembre 2015, en France. Les meurtriers avaient ciblé une salle de concert, un stade de football, et des passants attablés sur des terrasses de bar. « Ils veulent nous empêcher de boire des verres en terrasse », avons-nous réagi sur les réseaux sociaux. Car tel était le crime les terroristes islamistes : commettre des meurtres, oui, mais aussi vouloir s’en prendre à notre culture. Une culture qu’ils détestent, disions-nous, car elle est la culture de la liberté, des verres en terrasse et des jolies jeunes filles (vous vous souvenez comme c’était machiste ?). Nous décrivions des islamistes mû par une haine pure contre notre mode de vie, comme sont haineux ceux qui veulent retirer les statues de Teddy Roosevelt sans même savoir pourquoi.

C’est là la différence entre les terroristes et les gens qui « entendent protester » – les premiers « veulent s’en prendre à notre culture » gratuitement, comme ça, parce qu’ils la détestent et qu’ils sont haineux, alors que les seconds essayent tant bien que mal de la défendre. Oh, ils s’y prennent mal, sans doute, ils sont trop violents, ne contrôlent pas bien leurs pulsions, mais ils ne sont pas des dangers pour la société – ils sont au contraire un peu trop enthousiastes à la protéger. Il sont seulement des dangers pour les groupes sociaux qu’ils visent (migrants, Noirs, gauchistes, féministes) dont, heureusement, l’éditorialiste moyen ne fait pas partie.

Après la troisième allocution de Donald Trump, c’est dans un tweet satisfait que David Duke, le très provocateur ex-dirigeant du KKK, remerciait son président d’avoir « dénoncé les terroristes gauchistes ». Si Duke peut se montrer aussi indécent, c’est que Charlottesville a bien été l’exception qui confirme la règle. Si l’extrême-droite, ce jour-là, a senti la chaleur des explosions qu’elle provoque, les nombreux attentats qui ont eu lieu depuis l’ont bien montré : la presse libérale n’a pas retenu grand-chose, et le « terrorisme d’extrême-droite » est bien vite passé de mode. Quant aux pouvoirs publics, leur réaction à ces menaces est d’une mollesse évidente, en comparaison des moyens déployés contre les islamistes violents ou même contre les « djihadistes verts » de nos ZAD.

Essayons d’avoir meilleure mémoire et plus de lucidité, et tirons-en la conclusion qui s’impose (et que nous aurions pu, d’ailleurs, constater par d’autres moyens) : le projet politique de l’extrême-droite ne menace pas tant que ça les bourgeoisies libérales, et c’est bien pour ça qu’ils ne sont jamais terroristes.


EDIT / Hasard du calendrier, moins d’un mois après la publication de cet article, Frédéric Lordon écrit un billet sur « La main de la ZAD, les fourgons d’Arago et l’arc d’extrême-droite ».

EDIT 2 / 25 juin 2018. Une cellule terroriste d’une dizaine de personnes, qui préparaient des attentats antimusulmans, est démantelée par la DGSI. La Dépêche du midi titre « Arrestations dans l’ultradroite : ils préparaient des attaques anti-musulmans » et twitte « Ils voulaient se venger des attentats terroristes en France ». Sur PolonyTV, on ne se sent plus : « Le choix des cibles visées laisse entendre que l’État ne lutte pas contre l’islamisme et qu’il faut le faire à sa place » (le tweet a depuis été effacé).

EDIT 3 / 21 juillet 2018. Une étude de l’Université de l’Alabama conclut qu’entre 2006 et 2015, les attaques terroristes sur le sol américain reçoivent 357% plus de couverture médiatique si elles sont perpétrées par des musulmans. Cette disparité est plus importante dans les médias nationaux que dans les médias locaux (voir The Guardian).

7 réflexions sur « Pourquoi ils ne sont jamais terroristes »

  1. […] Peterson termine son entretien à la CBC ainsi : « Le rôle de la société est de maintenir un minimum de paix entre les gens. Ce n’est pas le rôle de la société de faire que les gens se sentent confortables. Je pense que la société change de bien des manières. Je peux vous dire quelque chose dont je suis très terrifié , et vous pourrez y réfléchir. Je pense que la pression irresponsable et continuelle que les gauchistes radicaux exercent sur les gens est en train de dangereusement réveiller la droite. Donc, vous pouvez considérer cela comme une prophétie de ma part si vous le voulez. A l’intérieur du collectif, il y a une bête, et la bête use de ses poings. Si vous réveillez la bête, la violence émerge. J’ai peur que la pression continuelle par les gauchistes radicaux ne réveillent la bête ». Ainsi, la gauche serait responsable de la violence aveugle de l’extrême-droite, dont le terrorisme ne serait qu’une réaction réflexe aux pressions des « gauchistes radicaux ». Un discours sur l’irresponsabilité de l’extrême-droite dont nous avons déjà parlé dans mon précédent article. […]

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  2. Excellent article, merci !

    Ce serait intéressant de voir s’il existe un parallèle sur l’uilisation par le journalisme libéral du terme « terroriste », entre notre époque et les années 1920-30. En effet la « menace islamo-gauchiste » est un peu l’équivalent moderne du « judéo-bolchévisme » de cette époque. Je me demande si la presse qualifiait les bolcheviks, les grévistes de 1936 ou les républicains espagnols de « terroristes » à l’époque ?

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  3. Brillant article ! Bravo ! Et merci pour la petite pub à Ballast héhé. C’est vraiment passionnant ET très agréable à lire (et ça mérite d’être souligné, c’est tellement appréciable quand on trouve du contenu de fond un peu pointu mais formulé simplement).
    Concernant la définition politique du terrorisme, lorsque tu demandes  » Pourquoi donc considérons-nous qu’un meurtre commis au nom d’une idéologie serait plus horrible ou plus condamnable qu’un meurtre commis par vengeance ou pour de l’argent ? », est- ce qu’on ne pourrait pas répondre qu’il ne s’agit pas seulement d’une distinction de motivation mais d’une question d’échelle et de direction du projet politique lui-même ? En d’autres termes, un meurtre par vengeance ou pour de l’argent n’a pas vocation à se propager, et ne contient pas forcément d’appel à agir de même… Alors que les entreprises terroristes sont fréquemment définies sur ce critère là, une stratégie de terreur consciente pour se faire entendre, pour paralyser l’opposition et s’imposer… (pour le coup, c’est autant valable pour Daech que pour l’extrême droite je pense).

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    1. Merci pour tes compliments, ils me touchent.

      Pour répondre à ta remarque : des organisations criminelles vénales et meurtrières, il y en : mafias, gangs, cartels… En terme d’échelle et de direction du projet, ça se pose là. Des appels à faire de même, il y a des genres musicaux qui leur sont consacrés (coucou le gangsta rap).
      Et le gangster ou le mafieux sont des figures des mythes modernes plutôt positives, voire romantiques, (Barthes le notait déjà dans les années 50), contrairement au terroriste.

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      1. C’est vrai ils le sont maintenant dans des pays où on est moins concernés mais est ce que ce n’est pas considéré comme du terrorisme au Mexique par exemple ? (J’en sais vraiment rien). Et est ce que l’éloignement historique ne joue pas un peu ? Les anarchistes du XIXeme peuvent être des figures romantiques même dans des films grand public aujourd’hui par exemple. Mais dans l’ensemble je suis d’accord c’est impressionnant ce deux poids deux mesures

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